XVIII
Au début, la petite troupe n’était pas allée bien loin. Dans le désordre et la bousculade, David et Éloïs avaient été traînés par leurs ravisseurs en costume de joueurs de pelote jusqu’à l’orée de la grande place de la porte Maillot. Sans en avoir l’air, l’ange Anael les surveillait. Et chaque fois qu’Éloïs tentait un pas de côté, Anael était là, en deux enjambées élégantes, parfaites de précision. Alors il saisissait le bras d’Éloïs et le serrait pour lui faire mal. C’était devenu comme un jeu. Une question de principe pour Éloïs, qui n’envisageait pas de se laisser emmener comme du bétail sans résister. Alors, tous les cent mètres environ, il faisait mine de s’évader pour être invariablement ramené dans le rang par la poigne de fer de son ange gardien. Comme un pas de danse, une figure que l’on répète jusqu’à la perfection. Cela n’amusait personne mais c’était nécessaire.
David, lui, semblait s’être résigné dès le début, dès la sortie de Saint-Ferdinand. Peut-être était-il simplement trop occupé pour penser à s’évader. D’abord, il avait absorbé toute son énergie à marcher droit jusqu’à ce qu’il ait suffisamment d’assurance pour lâcher l’épaule d’Éloïs. Puis, sans abandonner malgré tout une allure de soiffard en fin de soirée, il s’était concentré sur son visage. Tirant par alternance sur son nez, ses oreilles et son menton, il avait peu à peu réussi à se dégauchir comme on redresse un sac de papier froissé. Travaillant à l’aveuglette et sans arrêter de marcher, le résultat n’avait rien de fameux mais au moins avait-il redonné à l’ensemble un semblant d’ordre et de proportion. Repoussant, pour finir, ses yeux vers le centre, il retrouva un regard et une étincelle de vie presque joyeuse. Son pas s’en trouva assuré. Il s’était redressé et dominait à nouveau tous les autres d’une tête.
« Ça va mieux, glissa-t-il à Éloïs en souriant. Il devait y avoir un bout d’os qui m’appuyait sur le cerveau ou quelque chose comme ça. Ça me faisait tout bizarre. J’y vois plus clair à présent ! »
Derrière, Mormo suivait, encadré par deux anges qui lui bloquaient les bras comme on l’eût fait d’un dangereux malfaiteur. Ses yeux de bouc brûlaient de haine et promettaient une vengeance digne du démon qu’il était.
« Oh ! » s’émerveilla David en débouchant sur la place de la porte Maillot. Le cri d’un naïf qui découvre le spectacle des lumières du Luna Park, à l’autre bout de la place. Alors que le soleil grisâtre des Enfers abandonnait peu à peu le ciel aux ténèbres et leurs promesses de cauchemars, de l’autre côté de la place pétillaient les lampions du Luna Park. Le balai électrique des fées jaunes, rouges et vertes étincelait devant la masse noire des premiers arbres du bois de Boulogne. C’était comme s’ils pouvaient entendre les éclats de rire de toute cette lumière.
« Comme c’est beau ! » continua David sur le ton du gosse qu’on emmène au manège.
Éloïs s’arrêta aussi. C’était la première fois depuis qu’il était ici qu’il voyait des couleurs si vives, une entorse bienvenue à la dictature du gris qui régnait sur l’Enfer. Il comprenait le bonheur enfantin de David. Il tendit le bras pour lui prendre l’épaule mais fut rappelé en arrière par son garde-chiourme.
Là-bas, des portes magistrales du jardin coulait le flot bras dessus bras dessous des costumes et des robes des visiteurs de la journée ; quelques habits vides qui flânaient encore un peu sous les rochers factices du parc d’attractions avant de rentrer chez eux. Les gens bien vivants qu’Éloïs ne pouvait voir de là où il se trouvait, depuis le royaume de la mort, si proches et pourtant tellement distants qu’il n’en percevait pas la vie. Éloïs se surprenait lui-même d’avoir si rapidement adopté cette insupportable logique. Des vivants invisibles et aveugles à la fois. Des costumes vides incapables de le voir ni de l’entendre. Ah, comme il aurait voulu courir vers les lumières de ce Luna Park où il aurait pu rire et danser avec ces gens ! Il fallait qu’il fuie. Ce monde n’était pas le sien. Pas encore.
Ils s’installèrent là, contre la façade d’un grand immeuble, à l’écart de la circulation des voitures sans chauffeurs et des attelages sans chevaux. Il fallait attendre ici. Éloïs accepta sans rechigner. Anael le lâcha un instant pour aider les autres séraphins à contenir les ruades de Mormo.
« Ça va, David ?
— Ça va, grogna le géant en s’asseyant par terre. Ça va bien mieux maintenant. J’ai raté un morceau de l’histoire, on dirait. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Nous avons été attaqués par des anges. C’est celui qui nous surveille, Anael, qui t’a mis dans cet état. Il t’a frappé une seule fois mais avec une telle puissance ! Je croyais que les anges étaient des esprits de bonté et de paix.
— Anges, démons, tout ça c’est la même chose ! Ce sont des Idées. Les uns rayonnent la peur, les autres la bonté. Tu ne sens pas comme la nuit est plus douce parmi les anges, comme la peur nous a quittés depuis que nous sommes avec eux ? Jusqu’à l’air qu’on respire, il sent l’oranger !
— Je ne trouve pas, non.
— Regarde, le démon aussi a déjà changé ! »
Éloïs se tourna vers Mormo. Toujours cette tête abstraite à force d’être trop petite, ce regard empoisonné. Mais, David avait raison, il n’était plus exactement le même. Qu’avait-il de différent ? Sa fourrure, peut-être moins noire malgré la nuit tombante ; ses gestes moins brutaux, plus humains. Et ses pieds ! Mormo avait des pieds désormais. Des pieds d’homme, nus sur le pavé du trottoir, des pieds de chair et de peau à la place de ses sabots fourchus.
« Il devient humain, David ! Comment est-ce possible ?
— Humain, pas humain… C’est une Idée, Éloïs. Tu le vois comme ton cœur le ressent. Ça doit vouloir dire que tu le trouves plus humain au contact des anges.
— Ça me fait penser à ce que me disait le vieux monsieur devant l’église.
— Qui ça ?
— Monsieur Labre, un homme dans la foule avec lequel j’ai discuté tout à l’heure.
— L’âme d’un mort.
— Un homme, c’est tout ce qui compte. Et il me disait qu’il ne voyait pas les démons comme moi. Il voyait des chirurgiens aux vêtements souillés par le sang de leurs victimes.
— Tu vois bien que j’ai raison. C’est le maître Papus qui m’a tout appris. Il sait tout cela. Il l’a écrit dans ses livres.
— Eh bien, malgré les démons, le vieil homme était serein ! Et pas besoin d’anges. Il avait juste décidé qu’il partirait, qu’il se sauverait loin de ces bergers démoniaques et leur troupeau d’âmes dociles. Il disait qu’il attendrait le Mur, le même mur que les démons semblent fuir. Il m’a fait penser à ces vieux sur leur grabat qui un jour décident qu’ils sont prêts à mourir et brusquement retrouvent le sourire. La joie de vivre, presque. C’est quoi, ce Mur, David ?
— Je n’en sais rien. As-tu entendu autre chose ?
— Les démons en parlent aussi. Ils disent qu’il arrive et qu’il faut fuir. Un mur qui bouge. Tu crois que c’est possible, ici ? Monsieur Labre affirmait qu’il suivait les démons depuis Charleville. Ça fait quoi, trois cents, quatre cents kilomètres ? Plus ? Tu imagines ça ? Tu crois que c’est pour fuir ce Mur qu’ils nous emmènent encore ?
— Je n’en sais rien ! Je n’en sais rien ! Le maître Papus ne m’a jamais parlé de ça.
— En tout cas, continua Éloïs à mi-voix, se rapprochant de David pour ne pas être entendu, ce monsieur Labre m’a convaincu. Et comme lui, il n’est pas question que je continue cette mascarade.
— Comment ça ?
— À la première occasion, on leur fausse compagnie.
— Attends. Tu as bien réfléchi ?
— Quoi, David ? C’est bien toi qui ne parlais que d’évasion hier soir ? Et ce matin, dans la sacristie ? D’accord, j’ai mis longtemps à me décider mais, maintenant que je suis prêt, tu ne vas pas me lâcher, dis !
— Attends. C’est que les choses ont changé depuis ce matin !
— Quoi ? Qu’est-ce qui a changé ?
— Les démons, Éloïs. Ils sont vaincus. Maintenant, il n’y a plus de risques. Avec les anges, nous sommes en sécurité.
— Qu’en sais-tu ? Tu ne sais même pas où ils nous emmènent. Ouvre les yeux, David ! Ces anges ne valent pas mieux que les démons. Ils nous traînent comme des prisonniers. Ils t’ont presque tué tout à l’heure. Tu as déjà oublié ?
— Papus m’avait décrit la peur, la souffrance, les tortures infinies. Le Tartare, Éloïs ! Le plus profond des royaumes de l’Hadès ! Voilà où nous sommes ! Papus m’a appris à ressembler à ce Baphomet que je devais remplacer ici. Et s’ils me découvraient, je devais mourir. Eh bien, ils m’ont démasqué, et regarde ! Grâce aux anges, nous sommes bien vivants. Mieux, la peur a disparu. Il n’y a plus lieu de fuir à présent. Les anges ne nous tueront pas. Il n’y a plus rien à craindre.
— Mon Dieu, David, réveille-toi ! Le coup qu’Anael t’a infligé tout à l’heure aurait tué n’importe qui d’autre que toi. Et c’est un ange pourtant. Nous devons fuir !
— Chut ! »
Anael était revenu auprès d’eux. Il s’avançait pour regarder au coin du boulevard. Éloïs le suivit, par curiosité.
Là-bas, le long cortège des âmes approchait. En tête, les anges immaculés et leurs pantalons impeccables donnaient à l’ensemble l’allure d’un défilé de majorettes, une joyeuse procession du dimanche. Il y avait là plus de mille personnes. Les âmes des morts de Saint-Ferdinand, sans doute, mais pas seulement. Ils marchaient tous en plein centre de l’avenue. Et chaque fois qu’une voiture approchait, les anges de tête levaient un bras et le cortège s’écartait comme un ruban qu’une vague parcourt. Certains attendaient le dernier moment pour éviter d’un bond la calèche dans les applaudissements des autres âmes. Il y avait des rires et de la joie dans la foule, sur les visages de ceux-là mêmes qui avaient couru se réfugier dans l’église à la seule évocation de l’arrivée des anges.
Puis Éloïs aperçut les démons. Adramelech et les autres. Ils marchaient au premier rang des âmes, juste derrière leurs ravisseurs. Sans entraves. Libres. Adramelech, le squelette décharné, était un grand homme chauve au torse nu. Et des cornes d’aurochs de Thamuz ne restaient plus que des moignons. En retrait, Rimon et Samael discutaient en marchant tels deux promeneurs. Ils portaient des pantalons. Comme deux démons déguisés en anges et fiers de leur bon coup.
C’était la confirmation de ses pires craintes. La puissance de ces hommes en blanc le terrifiait. Enfant, les anges qu’on lui avait appris à aimer ressemblaient à des adolescents ailés, vêtus de robes aux tons pastel ; pas des Basques en uniforme avec un pli sur le devant du pantalon. David avait raison malgré lui. Entre ces anges-là et les démons de Saint-Ferdinand, il n’y avait pas beaucoup de différence. Les Idées qu’ils incarnaient n’étaient pas les mêmes, mais leurs buts semblaient si proches. Rassembler les âmes et les mener en troupeau. Et vers où ?
Il tourna son visage effrayé vers David, qui lui renvoya un sourire bonhomme.
« Tu vois, rit David. Tu n’as pas de raison d’avoir peur.
— Vous devriez écouter votre ami », conclut Anael en passant près d’eux, sans juger bon d’y adjoindre un sourire.
Et d’un geste sec, l’ange remit la petite troupe en marche. Éloïs aida David à se relever. Les deux autres poussèrent Mormo sans que ce soit vraiment nécessaire. Histoire de lui rappeler, avant de partir, la règle du jeu. Passant devant Éloïs, le regard de Mormo s’accrocha au sien. Déjà, son visage était plus long, avec des pommettes et des arcades. Ses yeux plus proches n’étaient plus fendus mais simplement troués d’une pupille bien ronde. Des yeux d’homme dans lesquels Éloïs lut la fierté et le défi. Alors nous sommes encore deux à résister au bonheur béat que distillent les anges de l’Enfer, pensa Éloïs. Pour combien de temps ?
Le long cortège les absorba au passage sans arrêter sa progression vers l’avenue de la Grande-Armée et, au-delà, vers l’Arc de Triomphe. Dans le respect d’une étrange hiérarchie, David et Éloïs avaient été placés juste derrière les démons, en tête des âmes. Paradoxalement, la multitude leur avait apporté un peu d’intimité et Éloïs sentit qu’il pouvait désormais parler plus librement à David qui marchait à ses côtés.
Sur les bords de la procession, les anges surveillaient les rangs. Ils étaient plus nombreux, en meute de bergers blancs, prêts à s’accrocher au jarret du premier mouton indocile.
« David, commença Éloïs, dis-m’en plus sur la mission que t’a confiée ton maître Papus. Ce matin, pour accomplir cette mission, tu voulais fuir et survivre. Pourquoi n’est-ce plus nécessaire maintenant ?
— Mais parce que je sais que je ne crains plus rien ici. J’ai promis que je vivrai. Et c’est bien ici que j’ai le plus de chances de respecter mon engagement.
— Tu disais l’inverse ce matin ! Je dois comprendre. Que t’a demandé ton maître exactement ? »
David lui sourit. Son pas était large et souple. Tout juste s’il ne bombait pas un peu le torse.
« Je suis enfin là où j’ai toujours rêvé être, Éloïs ! Imagines-tu ? Nous sommes des pionniers. Comme Christophe Colomb.
— Je croyais que nous n’étions pas les premiers. Cette femme dont tu m’as parlé…
— Ah oui, Marie, lâcha-t-il déçu. J’avais oublié.
— Nous sommes quand même les premiers hommes ! ajouta Éloïs pour le consoler. Et les premiers à avoir fait le voyage à deux.
— Ah ça oui ! Tu as raison.
— Nous sommes des coéquipiers, en quelque sorte. Et on s’est bien entraidés tous les deux, pas vrai ?
— C’est vrai. Et moi qui ne t’ai même pas remercié ! Je te dois une fière chandelle pour tout à l’heure. Tu t’es bien occupé de ma carcasse. Je te revaudrai ça.
— Commence simplement par me raconter ce que l’on fait ici.
— Tu es têtu ! rit-il en lui décochant une grande claque dans le dos. Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?
— Commence par le début. La rue Galvani.
— L’invocation, oui.
— C’était quoi, le but de l’invocation ?
— Appeler Baphomet.
— Baphomet est un démon, c’est bien ça ? Comme Mormo, comme Adramelech.
— Mieux. C’est leur chef à tous. Le prince du Tartare.
— Pourquoi vouliez-vous l’appeler ?
— Je ne sais pas, moi. Pour la beauté de la science. Rends-toi compte ! Appeler un démon parmi les vivants. Ça a de la gueule tout de même !
— C’est Papus qui avait décidé tout cela ? Pourquoi ? Et pourquoi maintenant ?
— Non. C’est Baphomet qui a contacté le maître Papus dans son sommeil. C’est comme ça que ça doit se passer. On ne siffle pas un démon comme un clébard, tu comprends. On obéit à son appel.
— Alors, cela signifie que c’est Baphomet qui est réellement à l’origine de l’invocation ! Il a fait cela parce qu’il avait besoin de descendre chez les vivants. Et il en avait besoin pour… pour ramener Bélial ! s’exclama-t-il. Ce Bélial que les Mormo et les Adramelech s’attendaient à voir arriver avec nous. Bélial… Qui est-ce, David ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Tu te sens le cran d’aller le demander aux anges ?
— Bon. Continuons. Alors Papus voit Baphomet en rêve et, le lendemain, il déballe ses grigris et ses sortilèges et il fait venir le démon sur terre.
— Exactement ! Sauf que c’est une machine électrique que le maître utilise pour ses invocations. Une machine qu’il a inventée lui-même. C’est pas de la sorcellerie, c’est de la science.
— Et toi, ton rôle ?
— C’est l’équilibration.
— Ah oui.
— Un démon pour un vivant. Sinon ça ne marche pas.
— Sauf que, là, il y a eu deux vivants. Toi et moi.
— Oui. C’était pas prévu. Mais ça a marché quand même. Heureusement, quand on y pense…
— Et alors, cette promesse de vivre chez les morts, cette mission ?
— Eh bien oui. Une fois l’invocation réussie, je me retrouve ici à la place de Baphomet, dans le royaume du Tartare. Un vivant pour un démon. Donc maintenant, si je meurs ici, je casse l’équilibration.
— Et alors ?
— Et alors, Baphomet retourne en Enfer. Et tout est fini.
— Et toi ?
— Eh bien moi, je suis mort, pardi ! Et donc je reste ici puisqu’on est justement chez les morts. Je change de statut, pour ainsi dire. De vivant, je deviens mort, comme tous les autres ici. Mais comme je ne suis plus vivant, l’équilibration est rompue et Baphomet revient.
— Alors en ce moment même, Baphomet est quelque part dans les rues du Paris des vivants, en chair et en os ?
— Oui.
— Et il ne retournera dans ses Enfers que si toi, sa doublure en quelque sorte, tu meurs.
— Exactement ! C’est pour ça que mon boulot ici, c’est juste de ne pas mourir. Comme cette Marie qui tient le coup depuis presque vingt ans. C’est tout ce que le maître me demande.
— Voilà ! Comme ça, j’ai compris. »
Éloïs lui décocha un clin d’œil. Cette pointe de rationalité lui faisait chaud au cœur, elle brillait comme une sortie de tunnel. Enfin une logique sous-jacente derrière les croque-mitaines, les costumes vides et les hommes-boucs. En face, David rayonnait. Le géant sans visage avait un ami désormais. Un coéquipier, comme avait dit Éloïs. Emporté par un air d’euphorie, il continua :
« C’est pour ça que le maître Papus m’a choisi.
— Et pourquoi toi, au fait ?
— Pour mes chances de survie. Le Tartare, c’est pas une partie de campagne. Tu as vu comme moi. Et on est à peine là depuis une journée… Il lui fallait quelqu’un de costaud. Mais il a aussi pensé que ma tête en papier mâché pourrait être utile. Depuis longtemps il avait eu cette idée de me faire prendre la place du démon en Enfer, en copiant son visage.
— Ça n’a pas vraiment fonctionné.
— Non, mais c’était une bonne idée quand même. Tu ne trouves pas ?
— Ça fait longtemps que tu travailles pour lui ?
— Il m’a recueilli tout petit. Après mon accident. Mes parents m’avaient abandonné. Ils ne sont jamais venus me chercher à l’hôpital. »
Son visage s’assombrit. Il avait ralenti. Derrière, un homme en bleu de travail, sorti de la foule des âmes, le poussa en riant.
« Ça va ! » aboya David en se retournant. L’homme s’écarta en provoquant une petite bousculade qui se mua rapidement en un chahut joyeux. Des deux côtés de la cohue, des anges approchèrent. David reprit la marche en levant la main pour s’excuser.
« J’avais dix ans quand ça m’est arrivé. On se souvient bien à cet âge-là. Quelle merde !
— Tu as souffert ?
— Non, c’est pas ça. Mais… Tu vas te moquer de moi.
— Non, vas-y.
— J’étais un beau garçon. La fierté de ma mère. Elle disait partout que je serais danseur ou chanteur d’opérette. Elle adorait l’opérette. Elle me coiffait avec de la pommade, le dimanche. Comme un petit Italien. Elle mettait sa belle robe et elle se baladait avec moi dans les beaux quartiers. Elle m’apprenait le nom des théâtres. Elle disait qu’avec moi elle était plus riche que les belles dames. Et puis un jour, je suis allé au moulin avec mon père qui était boulanger. Il voulait me montrer pour m’impressionner. Et je suis tombé, la tête entre les deux roues de bois. Je les ai plus jamais revus. Ils ne sont pas venus me chercher à l’hôpital.
— Et c’est Papus qui t’a recueilli.
— Oui. Il est médecin, tu sais. Il est comme un père. Mais il est plus encore. Il est mon maître. Tout compte fait, j’ai peut-être eu de la chance. Je serais chanteur d’opérette à l’heure qu’il est. Tu imagines ça, Christophe Colomb en chanteur d’opérette ? »
Il sourit tristement.
« Rien n’est perdu, plaisanta Éloïs. Tu as peut-être encore une carrière. Avec ta tête molle, tu pourrais jouer plusieurs rôles à la fois ! »
Mais David n’avait pas entendu.
« Tu sais, c’est marrant mais je me souviens parfaitement de ce à quoi je pensais quand mes os ont éclaté sous les dents de bois. C’est comme si une presse avait imprimé sur l’intérieur de mon crâne ce que j’avais dans la tête à ce moment-là.
— C’est peut-être vraiment comme ça que ça s’est passé.
— Eh bien, juste à ce moment-là, je pensais que j’allais être défiguré et que je ne serais plus jamais beau comme avant. C’est marrant comme on peut être lucide, si jeune et déjà en face de sa mort. C’est la dernière chose à laquelle j’ai pensé avant de devenir un monstre.
— Dis pas de conneries, David. Au contraire, tu peux te faire la tête que tu veux. C’est un talent inouï.
— Oui, et tu as vu le résultat ! »
Leurs regards se croisèrent et David rit de bon cœur. Ce n’est pas un vrai bonheur, ce sont les anges, pensa Éloïs.
L’Arc de Triomphe approchait et la foule n’était plus qu’une joyeuse fête tonitruante. On riait, on criait. Derrière, un groupe avait entamé une chanson à base de fleurs, d’oiseaux et de printemps qui revient. Lui-même se souvenait à peine de l’angoisse qui l’avait saisi lorsqu’il s’était réveillé dans le monde des morts ; et cette peur tangible, presque solide, qui le submergeait chaque fois que Mormo ou Adramelech approchait. Depuis les anges, tout cela avait disparu. Ce mieux-être l’inquiétait. Il n’y avait rien de drôle dans ce Paris de fous.
Paris… Il n’y avait pas encore pensé, mais il se rapprochait de chez lui. La place des Ternes, derrière l’Étoile. Puis le boulevard de Courcelles, le parc Monceau. Pourtant jamais il ne s’était senti si loin des siens. Une question de distance, comme disait David.
Où es-tu, Lucille ? pensa-t-il à voix haute.
« Que dis-tu ? demanda David avec son sourire niais.
— Rien, je pense à ma famille, à ma sœur qui est restée là-bas.
— En bas, tu veux dire.
— Peu importe. Je n’ai pas choisi de venir ici, moi. Je n’ai pas de mission, pas de rôle à jouer. Et si je rentre chez moi, ça ne changera rien. Un vivant pour un démon. Du moment que toi tu restes, l’équation est respectée.
— Peut-être. Qu’est ce que j’en sais ?
— Tu n’as plus besoin de moi, David. Si tu le sais, dis-moi comment je peux rentrer chez moi. Je comprends que tu veuilles rester ici mais, s’il te plaît, ne me retiens pas avec toi.
— Je n’en sais rien, Éloïs. Je voudrais bien t’aider mais je n’en sais rien.
— Tu viens de dire que si tu meurs ici l’équation est rompue et Baphomet revient.
— Oui.
— Donc, lui, il peut faire le chemin dans l’autre sens. Pourquoi pas moi ? La machine de Papus, elle ne pourrait pas fonctionner à l’envers ?
— C’est impossible. Pour que ça fonctionne, il faudrait l’avoir, la machine, et puis il faut Baphomet. Est-ce que c’est toi qui vas aller le chercher ? On ne peut même plus le voir, il ne fait plus partie du même monde que nous.
— Il faut que je me sauve d’ici, David. Dis-moi que tu vas m’aider. Je n’y arriverai pas sans toi.
— Oh, regarde, on arrive à l’Arc de Triomphe ! »
Éloïs releva les yeux du pavé. Derrière, des applaudissements claquèrent comme une pétarade puis la foule explosa. On criait, on chantait. David s’était joint à la claque et battait de ses deux pelles à neige en riant aux éclats.
« Regarde, Éloïs, c’est magnifique ! »
Des boulevards de l’Etoile s’écoulaient les fleuves des âmes. Des morts, des braves gens, heureux d’être là, qui convergeaient vers la place dans une ambiance de 14 Juillet. Le bel ordre des anges semblait s’être évanoui. La cohue grouillait, dansait, s’embrassait, pataugeait dans la surabondance des bons sentiments.
« Nous arrivons, Éloïs ! Voici enfin le but de toutes nos vies ! » s’extasiait David, les bras ouverts.
Éloïs le tira par la manche. « Ne t’arrête pas. Nous ne devons pas nous faire remarquer. Cette foule, c’est peut-être notre chance ! »
Et ils plongèrent main dans la main dans le flot turbulent. Tantôt happés dans un sens, luttant l’instant d’après contre un courant qui les ramenait à leur point de départ. Tous les morts de Paris étaient là qui s’étaient donné rendez-vous à la fête : les vieux, les enfants, les dames et les marchandes, les bourgeois, les cols bleus. Parfois, ils croisaient un costume vide. Un vivant qui passait sans rien voir, un haut-de-forme qui prenait l’air du soir avant de rentrer chez lui. Sentait-il, dans son monde, couler autour de lui le souffle de la farandole des fantômes ?
Les démons, Adramelech et les autres, avaient disparu. Délayés par la marée humaine. Après un moment, Éloïs et David s’arrêtèrent non loin du pied de l’Arc de Triomphe. Comme deux rochers au milieu d’un torrent.
« Qu’est-ce que tu fais ? rit David en le tirant par le bras. Viens ! Il faut continuer !
— Non. Attends ! Nous devons réfléchir. »
Les anges étaient là. Partout. Des bornes silencieuses plantées au hasard dans la foule, dans leurs uniformes de Basques impeccables. Ils observaient. Mais pas seulement. Éloïs se rappela les paroles de David. Ils rayonnaient. Comme autant d’aimants dopés au bonheur de synthèse, ils attiraient et canalisaient en douceur la limaille insouciante des bienheureux. Vers l’autre bout de la place, vers les Champs-Élysées.
« Bon Dieu, David, il ne faut pas y aller ! Nous devons trouver un moyen de nous sortir de là ! »
Mais David n’écoutait plus. Il avait repris sa posture de Christ en croix, bras tendus, le visage tourné vers le ciel. Béat.
« Le soleil, Éloïs ! Regarde, il revient pour nous ! »
Éloïs leva les yeux. David avait raison, le soleil revenait, le crépuscule faisait marche arrière. Venu de l’ouest, le jour rebroussait chemin et renaissait avant l’heure. Une nouvelle journée qui sentait l’éternité. Et avec cet astre qui sonnait faux venaient aussi les couleurs, comme une gangrène. Des teintes de bonbon qui conféraient à l’avenue l’aspect d’une photographie colorisée. Une parodie de turquoise et d’orange. De la joie de vivre à deux sous.
Un groupe d’hommes qui se tenaient par la main les bouscula au passage, une ronde de banquiers en redingote qui allait en chantant des « je vous aime ! ». Une main plus ferme se referma sur l’épaule d’Éloïs et le poussa vers l’avant.
« Allez ! Il ne faut pas rester ici. Avancez ! »
C’était un ange sorti de nulle part. Éloïs se sentit d’abord heureux de le voir, immaculé et apaisant. Une petite bouffée de chaleur, l’envie de s’abandonner à la fête. Mais il résista. Il recracha le sale goût de sucre qui lui avait envahi la bouche et entraîna David à nouveau dans le flux des anonymes.
« Dis-moi quelque chose David. Moi aussi, ils sont en train de m’avoir. Si on ne se sauve pas maintenant, on ne s’en sortira pas. »
Mais il parlait seul désormais, traînant par la main son grand gamin hébété en chemise de nuit.
Puis, le courant les mena jusqu’à l’embouchure des Champs-Élysées, la gueule du collecteur qui les aspirait vers l’extase, le paradis…
En avançant vers le bas de l’avenue, le ciel se fit clair. Comme en plein jour, la rue brillait au soleil du printemps. Éloïs pouvait voir la masse trop verte des arbres au-delà des fontaines turquoise du rond-point des Champs-Élysées, si proche déjà. Un papillon heurta, en passant, le bout de son nez. Avait-il jamais vu de papillon dans les rues de Paris ? L’animal était merveilleux, il avait rassemblé sur ses ailes toutes les couleurs de la Création. D’un coup de tête, Éloïs suivit chaque rebond de l’insecte comme s’il battait du menton la pulsation d’une mélodie que lui chantait la bestiole. Une belle chanson qui couvrait enfin les cris de détresse qui lui montaient des tripes et qu’il n’entendrait plus.
Mais, derrière un coup d’ailes, ses yeux s’accrochèrent à un visage qu’il reconnut parmi la fourmilière des anonymes. Un homme brun avec une barbe de mousquetaire, un bouc en pointe à la Méphistophélès, le visage juste un peu trop petit ; un homme au torse nu marbré de soies éparses, décimées par quelque gale ; un homme qui portait le pantalon d’un ange mais qui n’était pas des leurs.
« Mormo ? » tenta Éloïse.
L’homme ne dit rien mais ses yeux répondirent pour lui. La panique les rendait luisants, poisseux d’angoisse et de la peur du vide que seul peut ressentir un démon que l’on transforme en ange.
Éloïs avança. Au bout de son bras, David n’était plus qu’un fumeur d’opium à la bouille ravie qui butait, en ricanant, sur chaque pas. Mormo était tout ce qui restait à Éloïs dans ce monde-là.
« Ne te sauve pas, je t’en prie ! Nous sommes dans le même bateau désormais.
— Tais-toi, imbécile ! Ils nous surveillent. »
Mormo replongea dans la foule. Éloïs s’accrocha à ses pas, se pliant en deux pour l’imiter. Et ils avancèrent ainsi vers le bord de l’avenue. Sortant la tête à la manière d’un périscope, le démon souvent étouffait un juron et changeait brutalement de trajectoire. Éloïs suivait comme il pouvait avec son géant rigolard.
« Où vont toutes ces âmes, Mormo ? réussit-il à souffler entre deux changements de cap.
— Elles vont recevoir la bénédiction de leur nouveau maître, Gabriel ! C’est lui qui est à l’origine de tout ce gâchis. Il a traversé le purgatoire pour nous voler notre royaume. Et regarde ce qu’il en a fait ! »
Mormo avait oublié la prudence pour crier sa rage. Il se tenait raide, les yeux fendus. Sa toison était plus dense, elle paraissait plus sombre. Aussitôt, les voix des cerbères en blanc fusèrent à droite, à gauche, partout.
« Là ! Attrapez-les ! »
Les anges formaient d’effrayantes taches blanches dans la foule tout autour, d’immondes phagocytes qui convergeaient vers eux.
« Peux-tu toujours mouvoir la Matière à ta guise ? cria Mormo.
— Oui, je pense.
— Alors reste avec moi et cours ! »
Mormo avait bondi sur la pelouse et filait vers la Seine. Il y avait eu un déclic. Juste avant, il piétinait encore, noyé dans la foule à côté d’Éloïs. Et puis le voilà maintenant qui glissait, aspiré par un courant d’air. Il avait retrouvé cette fluidité parfaite, celle de la sacristie, de son combat contre l’ange Anael. Il passait entre les âmes agglutinées sans même les toucher. Baissant la tête pour éviter un bras, courbant le dos pour contourner un enfant, il était déjà loin quand Éloïs prit son élan, dans sa trace.
Remorquant un David qui ne comprenait pas qu’on l’arrache à la fête, Éloïs choisit de tracer un chemin bien droit à travers la foule. L’instant n’était plus à la discrétion. Éloïs criait et insultait tous ces inconscients qui bloquaient la route de son salut. Les âmes n’étaient que des quidams ordinaires, des gens âgés pour la plupart, qui se laissaient bousculer sans résistance. Et les deux fuyards creusèrent ainsi un canal de protestations amusées dans la joyeuse cohue. La meute des anges les avait pris en chasse, il le sentait.
Autrefois, sa sœur aimait l’effrayer en lui inventant des sorcières et des ogres mangeurs d’enfants embusqués dans les recoins de la maison. Et le soir, quand il s’aventurait seul dans le couloir qui menait à sa chambre, il se mettait souvent à courir, sans raison, piqué par une décharge de terreur venue lui glacer le dos. Ces mêmes éclairs glacés qui le poussaient maintenant à bousculer tous ces gens pour échapper au plus vite à ses prédateurs, à la mort qui le talonnait, il le sentait, à lui chatouiller les côtes.
Alors, il laissa exploser ce qui lui restait d’énergie. Tirant un David de plus en plus lourd, de sa main libre il frappa, arracha, jeta à terre les âmes qui entravaient sa route. À quoi bon les ménager puisqu’ils étaient déjà morts ? Pouvaient-ils souffrir de ses coups ? Il n’y pensa même pas. Lui, il avait sa vie à sauver. Et celle de son ami. Deux vies égarées au carnaval des morts.
Soudain, il agrippa un manteau vide infiniment plus pesant que les autres fêtards. Un vivant sans visage qui tomba à son tour sans comprendre ce qu’il avait pu heurter sur ce trottoir qu’il voyait vide. Se retournant vers lui, Éloïs vit les anges, derrière. Cinq, six, peut-être même dix, lancés à sa poursuite. La chute du manteau vide les stoppa net. Jamais, sans doute, ils n’avaient vu cela de toute leur vie d’ange. Le prodige leur avait coupé le souffle. Éloïs, sous leurs yeux, venait de violer la loi fondamentale de leur physique : il avait agi sur le vivant.
Alors Éloïs raffermit sa prise sur l’avant-bras de David et repartit de plus belle. Ce sursis était leur providence.
Devant lui, la foule se faisait moins compacte. Il y chercha Mormo du regard. Le démon s’était arrêté pour l’attendre un peu plus loin. Il était redevenu noir, comme avant, et le toisait de son faciès ratatiné.
« Lâche-le, hurla le démon. Avec lui, tu n’y arriveras pas ! »
Éloïs serra le poignet de David. Plus fort. Aussi fort qu’il put.
« Viens, le supplia-t-il, nous y sommes presque. »
Mais David était ailleurs, s’excusant d’avoir heurté quelqu’un, agrippant par jeu la manche d’un autre.
Devant, Mormo fit demi-tour et revint vers eux. Son regard paraissait terriblement sombre. Puis Éloïs aperçut ses sabots et ressentit la peur, la même qu’au tout début, la vague froide qui vous vide l’esprit.
« Lâche-le immédiatement, menaça l’homme-bouc. C’est ta dernière chance. Lâche-le ou je te laisse. Ils sont là, je ne peux plus attendre. »
Éloïs ouvrit la bouche. Mais il n’avait rien à dire. Il les sentait les longues aiguilles de l’angoisse lui percer la gorge, lui percer les yeux. Seul son cœur battait encore et lui disait qu’il ne fallait pas lâcher la main de David. C’était là sa dernière certitude.
« Tant pis pour toi ! »
Mormo repartit vers la Seine mais il s’arrêta aussitôt. De ce côté aussi accouraient les séraphins. Il n’y avait plus d’issue.
« Bon Dieu ! Par ici ! »
Le démon désignait le Grand Palais et, plus précisément, une porte magistrale au coin du bâtiment. L’entrée d’une rotonde surmontée d’un quadrige éclatant de chevaux de bronze.
« Si tu peux ouvrir cette porte, on peut encore s’en tirer. Cours ! »
Le temps d’arriver à la porte, à bout de souffle, et le cercle des anges s’était refermé sur eux. La dernière charge avait commencé. Sur les marches, Éloïs lâcha enfin David pour se jeter à deux mains sur l’anneau qui pendait au lourd battant. Mormo était resté plus bas, se préparant au choc.
Alors, Éloïs regroupa ses dernières forces et tira sur l’anneau avec l’énergie du condamné. Le vantail glissa d’un cran en crissant sur le marbre, mais pour s’immobiliser aussitôt. Il ne s’était ouvert que de l’écart d’une main. Il était si lourd, et Éloïs était si loin déjà du monde des vivants que l’effort le dépassait.
« Aide-moi, David, murmura-t-il dans un dernier soupir. Je ne peux pas y arriver seul. »
David était trop loin pour entendre. Il s’était assis deux marches plus bas et contemplait, amusé, la course des anges qui dans un instant les auraient rejoints.
« Je vais t’aider », souffla une voix de femme à l’oreille d’Éloïs. Puis il sentit sous ses doigts une force invisible qui saisissait l’anneau avec lui. Puis au même moment, il vit ses avant-bras disparaître. Les deux. Coupés juste sous le coude. Il vit ses chairs tranchées, la peau incisée net selon une ligne toute droite, le muscle rouge, irréel, sa propre viande brillante comme sur un étal et, au milieu, le blanc des os qui pointait.
Son esprit s’immobilisa dans l’attente de la douleur. Mais elle ne vint pas et il tomba à genoux, le souffle coupé, les oreilles emplies d’un bruit blanc.
« C’est trop tard ! » cria Mormo en remontant les marches. Ils étaient là. Dix, quinze séraphins immaculés, toute l’équipe des pelotaris, imberbes, beaux comme des enfants, la meute des bourreaux élégants qui se regroupait pour le coup de grâce.
Éloïs pensa une dernière fois à David. Que leur restait-il ? S’enlacer une dernière fois, en frères, et attendre ensemble l’estocade. Il fallait qu’Éloïs se relève, malgré la peur, malgré ses bras arrachés, malgré la souffrance qui ne venait pas, l’explosion de douleur tapie quelque part au détour d’un nerf et qui n’attendait qu’un mouvement pour le submerger.
« David ! » cria-t-il pour que son ami se retourne, qu’il puisse voir ses yeux et lui sourire. Il tendit les bras vers lui. Alors il vit ses propres mains et son corps en resta pétrifié. Il avait des mains, des doigts qu’il pouvait plier, une peau sans cicatrice, pas de sang et toujours pas de douleur. Ses bras avaient-ils repoussé comme la queue d’un lézard ou n’avaient-ils jamais disparu ? Il avait vu sa chair à vif, il avait vu son sang et puis, maintenant, plus rien.
Devant lui, le premier des séraphins s’abattit sur David. Le géant ne bougea même pas. En un instant ; ils étaient trois sur lui. Il était trop tard. D’instinct, Éloïs fit un pas en arrière. Tout était perdu.
À côté de lui, Mormo cherchait à sauver sa peau en escaladant la façade du bâtiment. Malgré sa carrure massive, malgré ses sabots de bouc, il s’éleva rapidement, comme un insecte répugnant de poils noirs, plantant ses griffes dans chaque anfractuosité avec une légèreté surnaturelle.
Il ne restait plus que lui, Éloïs. Il recula encore.
Puis il sentit le contact d’un corps contre son dos.
Puis deux bras qui, de derrière, l’enlaçaient pour se refermer sur sa poitrine.
Des jambes contre ses jambes, un corps contre son corps, un visage lové dans son cou, une joue contre sa joue. Le contact doux d’une amante venue le réchauffer.
Puis sa vision s’obscurcit. Sur le soleil, sur les couleurs acidulées, sur David se relevant parmi les anges, les ténèbres se refermèrent.
Il entendait les cris des séraphins, le bruit des feuilles, il pouvait encore sentir l’odeur du printemps et de la pierre chaude, l’odeur de sa propre sueur. Mais il ne voyait plus.
Il eut un sursaut, il se cabra mais l’étreinte se ferma un peu plus sur sa poitrine et il cessa de résister. Ce n’était pas la force qui l’avait arrêté mais une étrange douceur hors de propos.
« Où est passé le garçon ? criait encore une voix d’ange. Vous l’avez vu partir ? Où est-il ? »
« Ne dis rien. »
Le visage, dans son cou, avait posé ses lèvres sur son oreille et lui parlait avec tendresse. Un filet de voix, juste pour lui. La caresse d’une mère, une onde d’amour sur la peau de sa joue. Il se sentait bien, blotti contre le ventre de cette femme derrière lui. Il ferma ses yeux aveugles.
Elle l’attira vers l’arrière. Il tenta un pas. Un autre. Sa main effleura la pierre.
« Nous devons suivre le mur, lui chuchota-t-elle. Fais-moi confiance.
— David, murmura-t-il pour toute réponse.
— Ne dis rien. Ils ont capturé ton ami. Nous reviendrons le chercher. Plus tard. »
Ils continuèrent ainsi, enlacés comme deux danseurs de tango, à petits pas, le long du mur du Grand Palais. Autour d’eux, les anges criaient, enrageaient de l’avoir perdu. Certains passaient tout proche sans les voir. Éloïs comprit qu’il ne craignait plus rien, qu’il était sauvé.
Il pensa que, peut-être, il venait de s’enfoncer davantage dans la mort, un peu plus loin sur le chemin. La distance de David. Là où la lumière n’arrivait plus. La mort, n’est-ce pas l’obscurité, la nuit perpétuelle ?
« Nous avons réussi, reprit la voix contre sa joue.
… Je suis heureuse de t’avoir trouvé…
… Tu es mon espoir…
… Ensemble, nous pouvons tous les sauver…
… Tu me ressembles…
… Je ne suis plus seule désormais… »
Ils avaient beaucoup marché. Dans les ténèbres qui les avaient engloutis, jamais il n’avait douté d’elle. Son pas était si ferme. C’est comme si elle avait les yeux pour voir dans ce nouveau monde sans lumière.
Ils s’arrêtèrent. Sans rompre le contact de leurs deux corps qu’il sentait essentiel, il pivota doucement pour lui faire face. Puis ils restèrent ainsi enlacés. Jamais il n’avait connu une femme de cette manière. Une étreinte si pure, si libre, sincère et naturelle, deux êtres qui se sauvent l’un l’autre, qui s’aiment sans caresse, sans baiser.
« Je m’appelle Éloïs. Vous… vous êtes Marie, c’est cela ? »